Une espérance pour tous
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par ENZO BIANCHI
A Noël, les chrétiens célèbrent ce mystère déjà advenu — la venue de Dieu dans la chair de Jésus
L’événement que les chrétiens célèbrent à Noël n’est pas une apparition de Dieu parmi les hommes: c’est la naissance d’un enfant que Dieu seul pouvait donner à l’humanité, un enfant «né d’une femme» (Gal 4,4) mais qui venait de Dieu, et qui de Dieu devait être le récit et l’explication. La naissance de celui qui est Seigneur et Dieu ne doit pas être comprise dans un sens métaphorique, mais dans toute l’épaisseur de son sens réel, historique, que l’évangile met en évidence en le qualifiant de «signe». En effet, en racontant la naissance de Jésus, l’évangéliste Luc répète bien trois fois les mêmes paroles pour indiquer l’image à regarder sans distraction: «un nouveau-né enveloppé de langes et couché dans une mangeoire» (Lc 2,7.12.16)! Oui, il y a certes la lumière qui resplendit et qui enveloppe les bergers, il y a aussi la gloire divine qui inspire une grande crainte, il y a bien le chœur des anges qui chante la paix pour les hommes, aimés de Dieu, mais tout cela n’est que le cadre qui met en valeur le tableau et cherche à nous révéler le sens de ce qu’il renferme.
Le signe que les bergers reçoivent à l’annonce des anges est d’une extrême simplicité, c’est un signe pauvre, un signe appartenant à l’humanité pauvre: un enfant naît, mais dans la pauvreté d’une étable; un enfant naît, fils d’un couple d’époux pauvres; un enfant naît, à qui a été nié l’hospitalité. Le signe de Noël est tout entier là-dedans! Pourtant, l’enfant est proclamé Messie: le Sauveur et Seigneur est un enfant pauvre, un fils de pauvres, né dans la pauvreté!
Si les chrétiens, dans leur foi, ne gardaient pas vif le lien entre l’enfant et le Seigneur, entre la pauvreté et la gloire, ils ne comprendraient pas la vérité de Noël. Et les chrétiens, malheureusement, sont toujours tentés de cacher la pauvreté nue du nouveau-né. Ils voudraient découvrir sa gloire dans la puissance et dans le succès; mais l’icône authentique de Noël dément radicalement leurs désirs.
Une hymne chrétienne du IVe siècle, forte de cette compréhension du mystère de l’incarnation, chantait la festivité de Noël en ces termes: «Tandis que la nuit profonde / sombre et tranquille / enveloppait de silence les vallées et les collines / le Fils de Dieu naquit d’une vierge / et obéissant, à la volonté du Père, / commença sa vie d’homme sur la terre.» Le début d’une vie d’homme sur la terre: peut-être est-ce précisément pour cette extrême simplicité que le message de Noël est à ce point universel. Bien que ce soit là l’annonce d’un grand mystère, le message en est parfaitement simple, à la portée de tous, à commencer par les pauvres bergers de Bethléem. Ce fils d’homme qui naît passera de façon plutôt ordinaire la majeure partie de sa vie; il passera parmi les autres hommes en faisant le bien, il accomplira le grand miracle de la communion retrouvée avec Dieu et avec les autres, en se servant de signes et de prodiges liés aux besoins essentiels de l’homme: le pain et le vin multipliés, la santé redonnée, la nature à nouveau réconciliée avec l’homme, la fraternité rétablie, la vie réaffirmée comme plus forte que la mort. Et c’est ce bien au quotidien, ce bien trop grand pour que les bénéficiaires puissent l’attribuer à lui seul, qui le fera reconnaître comme le Fils de Dieu. N’est-ce pas aussi pour cela que l’apôtre Paul affirme que la manifestation du Christ dans la chair est finalisée à «nous enseigner à vivre dans le monde» (cf. Tt 2,11-12)?
A Noël, les chrétiens célèbrent ce mystère déjà advenu — la venue de Dieu dans la chair de Jésus — comme une promesse et une garantie de ce qu’ils attendent encore: que Dieu soit dans l’humanité entière et que toute l’humanité soit faite Dieu. Mais si tel est le fondement de la fête, alors la joie qui l’habite ne peut être l’objet d’aucune «exclusivité»: elle est une grande joie «pour tout le peuple» (Lc 2,10), pour l’humanité entière, destinataire de l’amour de Dieu. Les chrétiens ne peuvent en aucune manière prendre possession de Noël, en le soustrayant aux autres; ils ne peuvent jamais emprisonner l’espérance qui est une aspiration au cœur de tous. Si, en Jésus, le Créateur s’est fait créature, l’Éternel s’est fait mortel, le Tout-Puissant s’est dénué de sa force, c’est pour que l’homme puisse devenir le Fils même de Dieu. Nous sommes là face à cet «admirabile commercium», à ce «merveilleux échange» à travers lequel les Pères de l’Église des premiers siècles cherchaient à expliquer à leurs contemporains l’événement qui avait non pas tant changé le cours de l’histoire, mais bien plutôt redonné à l’histoire tout son sens.
C’est là la radieuse espérance que les chrétiens devraient, aujourd’hui encore, annoncer aux hommes et aux femmes au milieu de qui ils vivent, si assoiffés de sens, si désireux d’espérance, à ce point habités par une attente plus grande que leur cœur même. Il s’agit, pour les chrétiens, d’aller, de se tenir parmi les autres avec la même joie que celle avec laquelle Dieu est venu parmi nous dans le Fils, l’Emmanuel, le Dieu-avec-nous, qui ne peut ni ne doit jamais devenir le Dieu-contre-les-autres. Alors Noël — non seulement celui des chrétiens, mais aussi celui «de tout le monde», même ce climat contagieux de bonté qui vainc l’hypocrisie d’un bonisme inepte — ne finira pas consumé dans la consommation de quelques heures et de nombreux biens, ni ne s’éteindra avec la dernière bougie, et ne connaîtra pas l’avilissement des «soldes» de fin de saison, mais se dilatera en se multipliant dans le vécu quotidien: ce sera le gage d’une vie plus humaine, habitée par des relations authentiques et par le respect de l’autre, une vie riche de sens, capable d’exprimer par des gestes et des paroles la beauté et la lumière, reflets de cette lumière qui brilla dans la nuit profonde de Bethléem et qui doit briller aujourd’hui encore dans tous les lieux plongés dans les ténèbres de la douleur et du non-sens. Les chrétiens savent, par la foi, que Dieu a voulu se compromettre radicalement avec l’humanité en se faisant homme; ils savent qu’il est entré dans l’histoire pour orienter celle-ci définitivement vers l’issue du salut; ils savent qu’il a assumé la fragilité de l’homme exposé aux offenses de son propre mal pour vaincre le mal et la mort. Et cette «connaissance» qu’ils ont, ils sont appelés à en témoigner, en assumant chaque jour la pauvreté, l’abaissement, pour rencontrer l’autre, conscients que ce qui unit les hommes est plus grand que ce qui les différencie et les oppose.
Si les chrétiens, à Noël, sont dans la joie, ce n’est pas un privilège qui leur est réservé, ni un don qui serait rendu vain si on le partageait. Bien au contraire, il ne leur est en aucun cas permis d’en prendre possession et d’en faire leur exclusivité: ils ne peuvent pas soustraire le Christ à l’humanité, à laquelle il a été envoyé par le Père. Oui, Noël est l’invitation à une espérance, et cette espérance est offerte à tous.
Enzo Bianchi
Extrait de Enzo Bianchi, Donner sens au temps, Bayard, 2004.