Jésus Christ dans la Lettre aux Philippiens
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avec le cardinal PHILIPPE BARBARIN
Cathédrale de Lyon, 14 mars 2009
par ENZO BIANCHI
Cet amour gratuit de Dieu provoque en nous l'étonnement
avec le cardinal
PHILIPPE BARBARIN
Primatiale Saint-Jean de Lyon
14 mars 2009
ENZO BIANCHI
prieur de Bose
Parmi toutes les épîtres pauliniennes, la Lettre aux Philippiens est celle où l'apôtre Paul ouvre davantage son cœur à ses destinataires: il révèle aux chrétiens de cette communauté l'essentiel de son rapport avec Jésus, le Seigneur, et il esquisse pour eux en même temps les traits fondamentaux de la vie en Christ, de la vie chrétienne. L'Apôtre écrit cette lettre à une date comprise entre l'an 53 et 56 ap. J.-C.: à moins de trente ans donc de la mort et résurrection de Jésus, la foi en lui est déjà parvenue en Europe. La communauté de Philippes a d'ailleurs été la première Église chrétienne fondée sur le territoire européen par Paul lui-même, avec Silas et Timothée, en 49 ou 50 ap. J.-C. (voir Ac 16,11-40).
Paul, en tant que juif, avait persécuté les chrétiens; il nourrissait une haine féroce envers Jésus et ses disciples, au nom de sa foi passionnée dans le Dieu d'Israël (voir Ac 22,3), le seul vrai Dieu. Il considérait en effet que leur nouvelle « voie » (voir Ac 9,2) comportait une dimension de blasphème. Et, on le sait, lorsque la haine est vécue au nom de Dieu, elle est encore plus dévastatrice que la haine purement humaine… Or voici qu'autour de l'an 35 ap. J.-C., alors que Paul se trouve dans cette situation d'aversion radicale, de distance irrémédiable du Seigneur Jésus, c'est le Seigneur lui-même qui vient à sa rencontrer sur la route de Damas, et le jette à terre, en l'aveuglant d'une lumière fulgurante:
« Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu? »
Je répondis: « Qui es-tu, Seigneur? »
Il me dit alors: « Je suis Jésus le Nazôréen que tu persécutes. »
(Ac 22,7-8; cf. Ac 9,3-5; 26,13-15)
Paul fait l'expérience d'être aimé et appelé par Dieu, à travers Jésus, alors même qu'il hait ce dernier dans ses disciples, alors qu'il lui est ennemi (voir Rm 5,6-11), et cette simultanéité inouïe brise tous ses mécanismes de défense, au point de faire de lui une autre personne: dès lors l'aveuglement de Paul a fin, il se convertit et ouvre les yeux sur Dieu; il connaît Jésus Christ de sorte à paraître en avoir été « saisi » (Ph 3,12). De plus, il devient missionnaire, apôtre dans le bassin méditerranéen tout entier, au point de devenir l'Apôtre par excellence: depuis lors et pour toute sa vie, Paul annonce Jésus Christ, en se reconnaissant dans un rapport d'esclavage à son égard. C'est pour cette raison qu'il aime se définir comme « serviteur du Christ Jésus » (Rm 1,1; voir Ph 1,1): cette condition qui, pour la mentalité de l'époque, était synonyme d'ignominie, mais qui pour Israël déjà indiquait le lien le plus étroit et le plus profond possible entre Dieu et le croyant – à travers le culte rendu à Dieu notamment (avodah) –, Paul la considère comme un moyen éminent de communion avec Jésus Christ, « son » Seigneur (voir Ph 3,8).
Jésus Christ, le Serviteur-Seigneur
Le titre le plus fréquent dans la Lettre aux Philippiens pour qualifier Jésus est celui de Kýrios, « Seigneur » (il apparaît seize fois). Or ce terme grec traduisait le tétragramme juif JHWH, le Nom imprononçable de Dieu, qu'on lisait, par convention, comme Adonaï: ce titre exprime donc une insigne confession de foi dans la divinité de Jésus; et il est étonnant de constater la diffusion de cette forte foi si peu de temps déjà après sa mort et sa résurrection.
Si Jésus est le Seigneur, alors les chrétiens doivent attendre son jour, le « jour du Seigneur » précisément: le jom Adonaï annoncé par les prophètes (voir par ex. Am 5,18-20; Ml 3). Ce jour de miséricorde et de jugement, qui mettra fin à ce monde pour laisser place aux réalités éternelles, devient désormais « le jour du Christ Jésus », expression que l'on retrouve cinq fois dans le Nouveau Testament, dont trois dans la Lettre aux Philippiens (voir Ph 1,6.10; 2,16; en 1Co 1,8 et 2 Co 1,14 il est précisément question du « jour de notre Seigneur Jésus Christ »). Cette fréquence témoigne de l'horizon dont dispose la communauté chrétienne de Philippes, qui vit une attente fervente de ce jour où le Seigneur viendra dans la gloire, jour qui marquera la fin du monde et l'inauguration du Royaume.
Mais pour méditer en profondeur sur le portrait de Jésus Christ qui émerge de notre lettre, nous devons recourir en particulier à l'hymne christologique présente en Ph 2,6-11, dont bien des éléments sont développés dans des textes néo-testamentaires parallèles. La majorité des exégètes considère qu'il s'agit d'une hymne antérieure à Paul, d'un texte fruit de la foi d'une communauté chrétienne, que l'Apôtre a pris à son compte et placé au cœur de la Lettre aux Philippiens. C'est un texte qui nous surprend et nous étonne, car il offre une des confessions de foi dans le Seigneur Jésus Christ les plus hautes et les plus profondes du Nouveau Testament: c'est un véritable évangile résumé en quelques versets. Cette hymne chante en effet en synthèse tout l'itinéraire parcouru par Jésus Christ, elle résume l'événement tout entier de sa vie: la préexistence, l'incarnation, la vie terrestre, la mort en croix, l'exaltation dans la gloire.
De plus, cette hymne ne révèle pas seulement le parcours d'humanisation de Dieu, mais également le style de ce parcours, qui est tout aussi important pour les chrétiens. En d'autres mots, s'il est vrai que l'hymne fait le récit du mouvement de kenosis, d'abaissement (puis d'élévation), il faut mettre en évidence le fait que la kenosis est un terme spécifiquement chrétien et qui, en tant que tel, ne dit pas seulement une descente, mais une manière particulière par laquelle le Dieu chrétien est venu parmi nous est s'est fait homme. Jamais on n'avait affirmé de Dieu, de la divinité, qu'elle s'était vidée d'elle-même, et jamais plus on ne le redira: voilà le cœur, l'essence du christianisme, pour lequel Dieu n'est pas puissance et gloire seulement, mais dépouillement, humilité. Nous savons bien que le paganisme grec et romain comportait des mythes relatifs à l'incarnation des dieux; le pharaon également, dans toute sa puissance, était considéré fils de Dieu, incarnation sur terre du dieu Soleil-Osiris… Mais dans le christianisme, l'incarnation se donne à travers le dépouillement des attributs divins et dans l'abaissement: ici se situe la folie de Dieu aux yeux des hommes. La Parole de Dieu, le Fils, par l'incarnation, a dû se vider de soi-même, laisser sa gloire divine pour exister parmi nous, avec nous. Comme l'a écrit Adolphe Gesché: « Le Verbe a fait parenthèse (epoché) sur la forme divine pour pouvoir ek-sister, être là (Da-sein) pour nous (pro nobis). Dieu est capable de “renoncer” à sa Transcendance ».
Enfin il faut remarquer que l'hymne aux Philippiens n'opère pas une spéculation abstraite sur la nature du Christ, mais fait un récit, comme le font les évangiles, avec toutefois une différence: cette hymne ne raconte pas l'histoire suivant la ligne droite de la succession des événements, mais l'exprime en une synthèse tracée par le moyen d'une ligne descendante puis d'une ligne ascendante, deux mouvements reliés par la formule causale « c'est pourquoi » (dió: Ph 2,9). Le mouvement descendant du ciel à la terre cause celui qui remonte de la terre au ciel, l'abaissement est la raison de l'élévation. Ce schéma abaissement/exaltation, qui appartient au patrimoine de la foi pascale exprimée par l'Église naissante, comme en témoigne le discours de Pierre le jour de la Pentecôte (voir Ac 2,22-36; voir aussi Ep 4,7-10), tire indéniablement son inspiration du quatrième « chant du serviteur de JHWH » (Is 52,13-53,12). Ce texte manifeste en effet de significatifs parallélismes avec le nôtre, tant au niveau du vocabulaire (si l'on s'en tient à la version grecque des LXX) que surtout dans la dynamique de la composition: là aussi, en effet, à un grand abaissement du serviteur fait suite, en un point du texte caractérisé par une formule causale (dia taûto), un mouvement d'élévation et de glorification.
Mais avant d'analyser plus précisément cette hymne, il faut en lire une traduction:
6 Christ Jésus, étant dans la condition (litt.: en forme; en morphé) de Dieu,
n’estima pas comme une possession jalouse d'être comme Dieu,
7 mais il se vida lui-même,
prenant forme d’esclave,
devenant participant de l’humanité ;
et, trouvé en aspect comme homme,
8 il s’humilia lui-même en se faisant obéissant jusqu’à la mort,
et même à la mort de croix.
9 C’est pourquoi Dieu l’a surexalté
et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom,
10 afin que dans le Nom de Jésus
tout genou des êtres célestes, terrestres et infernaux se plie
11 et que toute langue proclame que Jésus Christ est le Seigneur
à la gloire de Dieu le Père.
L'hymne se compose de six strophes, dont chacune présente, raconte une étape du mystère du Christ Jésus: les trois premières strophes décrivent son abaissement, les trois dernières son exaltation. Cet itinéraire du Christ est relaté à travers cinq verbes, auxquels nous allons maintenant consacrer notre attention: de trois d'entre eux, le Christ lui-même est le sujet, et Dieu le Père l'est des deux autres. Il s'agit de cinq actions dans lesquelles est résumée toute l'histoire du salut, à la seule exception de l'événement final que nous attendons encore: la parousie, la venue du Seigneur Jésus dans la gloire.
a) « Il n’estima pas comme une possession jalouse d'être comme Dieu »
Avant tout l'hymne considère Jésus dans sa préexistence, lorsqu'il était le Fils de Dieu tourné vers le sein du Père (voir Jn 1,18), lorsqu'il était dans la condition de Dieu: le terme morphé, qui signifie littéralement « forme », ne doit pas désorienter notre compréhension, car dans ce contexte il est équivalent à « l'expression de la réalité profonde » (Rinaldo Fabris), au « mode d'existence dans la substance et la force divine » (Joachim Gnilka). En d'autres termes, Jésus Christ était Dieu, il avait la condition de Dieu, il partageait la plénitude de la divinité, il jouissait d'une existence glorieuse, immortelle. Oui, comme l'a écrit Karl Barth, « cette égalité du Christ avec Dieu est pour ainsi dire l'arrière-plan immobile et dernier d'où son chemin sort et auquel il retourne ».
Or, par nos mots humains, nous pouvons affirmer qu'au cœur du grand mystère de la Tri-unité de Dieu, le Fils a eu une pensée, un sentiment, un projet: il ne parvenait pas à garder cette condition d'égalité à Dieu sans la donner, sans la partager, sans éprouver – en solidarité avec les hommes – le désir qu'ils participent eux aussi à sa condition divine. Voilà pourquoi il « n’estima pas comme une possession jalouse d'être comme Dieu » (Ph 2,6). Dans cette première action du Fils, nous entendons le récit de sa radicale distinction de tout être humain, de chacun d'entre nous: car nous, lorsque nous jouissons d'une condition de bien-être ou de pouvoir, nous cherchons à la conserver de manière égoïste, sans les autres, voire même contre eux.
Dans sa vie en Dieu, par contre, le Fils a pensé en termes de solidarité; il a voulu partager sa nature divine. Ici transparaît déjà, comme en germe, le fait que la vie de Dieu est l'amour, que « Dieu est amour » (1Jn 4,8.16). Chacun de nous en effet s'aperçoit qu'il aime vraiment quand il désire pour l'autre sa propre condition, et qu'il désire même davantage pour l'autre: la joie, la plénitude de la vie. Voilà le véritable amour, dans lequel doit être inscrite cette volonté de participation, de partage, de communion. Et c'est exactement ce qu'a fait le Fils: il a considéré comme une injustice le fait qu'en tant qu'humains, c'est-à-dire enfants de Dieu, nous ne participions pas à sa nature divine. Signalons, à ce propos, que plus tard, dans le sillage de l'apôtre Paul, la Lettre aux Colossiens affirmera que le Christ est « le premier-né de toute créature » (Col 1,15), le Fils dans la lignée duquel tous les fils ont été engendrés: depuis Adam jusqu'à l'humanité entière.
Ce choix généreux du Christ fait également ressortir son opposition d'avec Adam. Placé devant la vie divine en effet, Adam avait fait confiance à la promesse tentatrice qui logeait en lui (« Vous ne mourrez pas … vous serez comme Dieu »: Gn 3,4-5), et au lieu de recevoir cette vie comme un don de la part de Dieu, il a choisi de la voler, de s'en saisir comme d'une proie; le Fils, en revanche, a voulu que l'intention de Dieu de rendre les hommes identiques à lui se réalise à travers l'« auto-expropriation » qu'il a accomplie, afin d'être pleinement solidaire avec nous.
Désirant cette communion d'amour avec nous, les hommes, le Christ choisit, dans un mouvement ek-statique, de venir parmi nous: c'est l'incarnation, l'humanisation de Dieu, sa décision de devenir homme. À cette affirmation, nous sommes désormais habitués; mais il faut penser à la dimension de folie, de blasphème, qu'elle comportait non seulement pour des juifs, mais aussi pour des païens: le fait que Dieu devienne homme –c'est-à-dire, par définition, ce qu'il n'est pas, et que nous sommes –, voilà l'absurde, l'inconcevable.
Ce grand mystère peut donner le vertige à ceux qui le contemplent, s'ils en ont pleinement conscience: le Christ, celui qui était Dieu, s'est vidé de sa condition divine, et cela lui a permis de mener la vie humaine, la vie sur la terre, en homme authentique. C'est en ce sens qu'il s'agit d'entendre le deuxième verbe de l'hymne: « il se vida lui-même » (Ph 2,7). Le commencement du parcours d'incarnation est exprimé par le verbe kenòo, « vider », utilisé en référence à une réalité qui se dépouille de tout ce qui fait sa prérogative, qui abandonne tous les attributs qui la distinguent. Dans des termes plus concrets, Jésus a accepté la mort au lieu d'être immortel, il a accepté une condition limitée et sujette à la fragilité, celle de notre chair; lui qui était saint a accepté de pouvoir être tenté par le diable, séduit par le mal: « C'est le Christ qui s'est abaissé, il n'a pas été abaissé par un autre: personne, ni au ciel, ni sur terre, ni dans les abîmes, ne pouvait en effet l'abaisser », a dit Søren Kierkegaard. Ce fait est à ce point scandaleux qu'aucune voie religieuse ne peut l'admettre: penser que Dieu ait renoncé à ce qui le rend Dieu apparaît comme un blasphème; mais c'est pourtant précisément le cœur de la foi chrétienne, qui allait donc nécessairement devoir se constituer en rupture par rapport à ceux qui auraient voulu simplement une continuité avec la foi juive…
Il faut encore dire que l'histoire nous a livré, à ce propos, des formulations théologiques qui souvent nous éloignent de la vérité: durant des siècles on a pensé – et on continue parfois à le faire – que, dans la mesure où Jésus était à la fois homme et Dieu, il ne pouvait pas être pleinement homme. Ces conceptions ont fini par effacer l'humanité de Jésus, et elles nous ont empêchés de comprendre que le Christ, en se faisant homme, a renoncé à ses attributs divins. Il n'est pas facile d'exprimer cette réalité paradoxale de manière synthétique. Après bien des efforts, je suis parvenu pour ma part à une formulation qui a été reconnue légitime par ceux qui ont la tâche de veiller sur la foi de l'Église; la voici: le Fils est entré dans l'histoire comme homme, en étant pleinement homme – je le redis, contre toute possibilité de docétisme! –, en mettant entre parenthèses sa condition de Dieu. Par amour pour nous, il a suspendu sa condition divine, il a préféré la communion et le partage plein et entier avec les hommes, de manière à être totalement et réellement homme, jusqu'à devoir vivre non pas à la lumière de la vision, mais dans la foi (voir 2Co 5,7). Oui, c'est là le sommet de la foi chrétienne: Dieu a une telle nostalgie de nous qu'il partage notre condition en tout, de l'intérieur; le Fils de Dieu nous a considérés ses frères au point de vouloir être en tout l'un de nous, homme complètement.
« Prenant forme d’esclave » (Ph 2,7): l'incarnation est vue comme une descente au point le plus bas, celui de l'esclavage. Faisons attention: notre texte ne dit pas explicitement que « le Fils de Dieu s'est fait homme », ni que « la Parole s'est faite chair » (Jn 1,14) – même si l'on ne peut pas oublier que la « chair » (sarx), dans le Nouveau Testament, signifie précisément la fragilité et la mortalité de l'homme –, mais que le Christ a assumé la forme de l'esclave, et qu'en elle « il est devenu participant de l'humanité, et a été trouvé en aspect comme homme » (voir Ph 2,7). Le mot doûlos (« serviteur, esclave ») ne doit pas être entendu seulement en référence à une catégorie sociale ou économique. Bien sûr, cela y est également compris, comme Jésus l'a dit et manifesté au cours de sa vie (« Je suis au milieu de vous comme celui qui sert »: Lc 22,27), lui qui s'est présenté comme esclave, allant jusqu'à laver les pieds de ses disciples (voir Jn 13,1-20). Mais Paul, dans son langage, dans la Lettre aux Romains en particulier, désigne souvent par le terme doûlos celui qui est « esclave du péché » (doûlos tês hamartías: Rm 6,17), sujet à une puissance qui l'entraîne loin de la volonté du bien (voir Rm 7,15), de la volonté de Dieu. S'il est vrai que le péché marque l'homme de manière constitutive, il est tout aussi vrai que le Christ a accepté de devenir serviteur en ce sens, jusqu'à assumer notre péché et à être fait péché pour nous (voir 2Co 5,21)! S'il n'a pas commis le péché, il a toutefois senti sur lui la tentation et l'attraction du mal (voir He 4,15): voilà jusqu'où Jésus Christ, le Fils, a voulu aller.
Il faut reconnaître que cet amour gratuit de Dieu, dont Jésus a fait le récit, provoque en nous l'étonnement et, dans une certaine mesure, nous scandalise: il a en effet considéré notre condition d'homme esclaves du péché et, tandis que nous étions ses ennemis, il nous a aimés; alors que nous étions dans le péché, il a décidé de nous retirer du péché; alors que nous étions dans l'inimitié envers lui, il a choisi de faire régner sur nous son amour toujours prévenant (voir Rm 5,6-11).
Le Fils s'est fait homme, pleinement reconnaissable comme tel: de fait, on le connaissait comme « le fils de Joseph » (Lc 3,23), « le fils du charpentier » (Mt 13,55), « le fils de Marie » (Mc 6,3). Et il a toutefois consenti à un mouvement d'abaissement plus profond encore: « il s’humilia lui-même en se faisant obéissant jusqu’à la mort » (Ph 2,8). C'est le verbe tapeinóo qui est ici utilisé; il désigne le parcours humain du Christ, en parallèle de l'affirmation « il se vida lui-même » (Ph 2,7), employée pour décrire son itinéraire divin. Le mouvement de haut en bas est le même et il se caractérise par l'obéissance du Christ Jésus, celui qui a persévéré dans l'obéissance durant tout son cheminement, en se présentant à nouveau comme l'anti-Adam, comme l'anti-type du désobéissant par excellence (voir Rm 5,12-21): car si Adam est le désobéissant, le Christ est lui l'obéissant jusqu'à l'extrême, jusqu'à la mort. Adam n'a pas été capable d'écoute, tandis que le Christ est toujours à l'écoute du Père.
Mais il faut faire ici une importante précision. S'il est vrai que, conformément à toutes les Écritures, l'obéissance et la foi sont immanentes l'une à l'autre – et ce n'est pas un hasard si Paul parle de « l'obéissance de la foi » (hypakoè písteos: Rm 1,5; 116,26) –, cela s'applique de manière ponctuelle également au chemin humain de Jésus: l'obéissance qu'il a vécue était plein abandon, pleine foi en Dieu. On comprend alors pourquoi Ignace d'Antioche est arrivé à définir Jésus he teleía pístis, « la foi accomplie, parfaite » (Aux Smyrniotes 10,2) et que la Lettre aux Hébreux parle de Jésus comme de « l'initiateur de la foi, qui la mène à la perfection » (ho tês písteos archegòs kaì teleiotés: He 12,2). C'est ce chemin d'obéissance, d'écoute, de soumission aux hommes et à Dieu qui conduit Jésus à la mort, et à la mort en croix. L'histoire de Jésus se consomme sur la croix; mais ne nous y trompons pas: cette issue ne signifie pas que la mort en croix serait le motif de sa venue parmi nous, ni qu'il s'agirait du résultat d'un hasard ou d'une fatalité aveugle. Non, la croix est l'issue à laquelle conduit une vie dans la justice et dans l'amour: en effet, plus la justice et l'amour resplendissent, plus l'injustice et la haine se déchaînent. La croix n'est donc pas le but de l'incarnation, mais elle constitue la conséquence d'une vie humaine vécue selon l'amour, selon la volonté de Dieu.
« Et même à la mort en croix » (Ph 2,8): cet ajout, qui brise le rythme de la composition de l'hymne, souligne le scandale indicible de la mort soufferte par Jésus. N'oublions pas que la mort en croix est la mort infligée à celui qui est maudit par Dieu (voir Dt 21,23; Ga 3,13), pendu entre le ciel et la terre, parce que refusé tant de Dieu que des hommes; c'est la mort dans la honte (voir He 12,2), le « supplice réservé aux esclaves » (Tacite, Histoires IV,11,3). Cicéron avait écrit que « le mot même de croix doit rester éloigné non seulement du corps des citoyens romains, mais également de leurs pensées, de leurs yeux et de leurs oreilles » (Pour Rabirius 5,16). Or Jésus a accepté même cette forme de mort, par laquelle il apparaissait blasphémateur aux yeux des hommes religieux et nocif pour le bien public aux yeux du pouvoir impérial romain. Sa fin ignominieuse nous fait le récit du fait que, dans un monde injuste, le juste est refusé, poursuivi et, si possible, tué (voir Sg 2).
Mais c'est précisément en mourant en croix que Jésus a témoigné de sa fidélité persévérante dans l'amour et dans la totale solidarité avec les hommes. Cette humiliation extrême de Jésus peut être illustrée par son cri: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? » (Mc 15,34; Ps 22,2). Ici, nous nous trouvons vraiment face à l'abaissement de Dieu, qui se vide totalement de lui-même: celui qui était Dieu en vient à pousser cet ultime cri. Et il peut le faire car il se trouve dans une condition toute humaine, voire dans la condition même où peut se trouver l'homme a-thée, sans Dieu, qui, paradoxalement toutefois, continue d'invoquer le Père en reprenant les paroles du Psaume… Dans cette humiliation, on peut percevoir aussi l'écho de ce que Paul affirme dans la Première lettre aux Corinthiens concernant la « parole de la croix » (ho lógos ho toû stauroû: 1Co 1,18), scandale pour les juifs, les hommes religieux, et folie pour les nations, les intellectuels païens, mais puissance et sagesse de Dieu (voir 1Co 1,22-25).
Oui, Jésus s'est humilié, il s'est abaissé jusqu'à la mort honteuse de le croix, assumant la condition du dernier par excellence. C'est ce que Charles de Foucauld contemplait – lui qui a incarné de manière si unique cette hymne – lorsqu'il pouvait affirmer, en reprenant une phrase de l'abbé Huvelin: « Jésus a pris la dernière place qui ne lui sera jamais ôtée ». Et frère Charles écrivait aussi: « L'incarnation a sa source dans la bonté de Dieu … Mais une chose apparaît avant tout si merveilleuse, si scintillante, si surprenante qu'elle resplendit comme un signe lumineux: c'est l'humilité infinie que ce mystère contient … Dieu, l'Être, l'Infini, le Parfait, le Créateur, le Tout-Puissant, le Seigneur immense et souverain de tout, qui se fait homme, qui s'unit à une âme et à un corps humains et apparaît sur la terre comme homme, voire comme le dernier des hommes ».
Mais précisément au moment où l'on affirme que Jésus est mort de cette mort infamante, qu'il a atteint le point le plus bas possible de la dégradation humaine, à ce moment précis, voici que l'hymne commence à relater l'action du Père: « C’est pourquoi Dieu l’a surexalté » (Ph 2,9; verbe hyperypsóo, hapax dans le Nouveau Testament). Si Jésus s'est pour ainsi dire « sous-abaissé », le Père le « surexalte », il le relève, le ressuscite des morts pour la vie éternelle; il l'élève au point le plus haut, à sa droite dans les cieux (voir Ac 2,33; 5,31; et aussi Jn 3,14; 8,28; 12,32.34).
La croix n'a pas été le fruit du hasard, mais l'issue de l'action et de la prédication de Jésus, le résultat de sa passion pour la justice et de sa vie dépensée pour les hommes dans l'amour: « c'est pourquoi » précisément le Père intervient et accomplit son action. En effet, l'amour vécu par Jésus est plus fort que la mort. Sur la croix s'est produite une sorte de duel: non pas avant tout entre la vie et la mort, comme le chante la Séquence liturgique pascale (Mors et vita conflixere duello), mais entre l'amour et la mort; et puisque, selon la promesse du Cantique des cantiques, « l'amour est fort comme la mort » (Ct 8,6), puisqu'il est le seul digne de combattre la mort, alors dans ce duel, l'amour a vaincu la mort. L'amour vécu par Jésus a causé la décision du Père de le rappeler des morts: voici comment on peut lire en profondeur la glorification du Fils réalisée par le Père en réponse à sa kénose, son abaissement absolu.
e) « … et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom »
Le Père ne se limite pas à réintégrer Jésus dans la forme de Dieu qu'il avait lors de sa préexistence et dont il s'était librement vidé, mais il « lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom » (Ph 2,9), devant lequel tout être du ciel, de la terre et des enfers se soumet (voir Ph 2,10). Ce Nom est certainement Kýrios, Seigneur, mais c'est aussi Jésus, Jeshu‘a, « le Seigneur sauve », le seul Nom grâce auquel tous les hommes peuvent être sauvés (voir Ac 2,21; 4,12). Isaïe avait prophétisé: « Ainsi parle se Seigneur: “Devant moi tout genou fléchira et toute langue confessera…” » (Is 45,23 LXX), et voici que désormais, dans le Nom de Jésus, tout genou fléchit; cela signifie que Dieu est adoré sur la terre, aux cieux, dans les enfers, à travers l'invocation et la confession du Nom de Jésus. Tout l'univers reconnaît en Jésus le Kýrios et l'adore: oui, cette prostration et cette proclamation qui, dans le texte d'Isaïe, sont réservées au Dieu unique sont désormais attribuées à Jésus.
L'hymne se conclut alors en présentant une impressionnante liturgie cosmique qui célèbre le Seigneur Jésus élevé dans la gloire. Tous les êtres célestes y participent, comme dans la liturgie de l'Apocalypse, où toutes les créatures du ciel se prosternent face à l'Agneau devenu Pasteur, l'Agneau égorgé et ressuscité (voir Ap 4–5); y participent également les chrétiens, qui, encore sur la terre, confessent le Seigneur dans la foi; et y participent même les créatures des enfers, celles que le Ressuscité, selon la Première lettre de Pierre, est allé rencontrer et sauver (voir 1P 3,18-22). C'est un tableau presque intenable… Mais cette image spatiale synthétise en quelque sorte la conscience que nous devrions avoir, lors de toute liturgie chrétienne, du fait que cette dernière n'est essentiellement que la proclamation du fait que « Jésus Christ est le Seigneur à la gloire de Dieu le Père » (Ph 2,11).
On l'a déjà dit: cette hymne fournit donc un condensé de toute la vie de Jésus, dont les évangiles font le récit, de la préexistence jusqu'à la glorification. Et comme dans les évangiles, un élément manque ici aussi; ou mieux, il est renvoyé à une heure connue du Père seul (voir Mc 13,32; Mt 24,36): c'est le jour de la « venue du Seigneur Jésus Christ avec tous ses saints » (1Th 3,13) à la fin des temps, promise par Jésus dans les évangiles (voir Mc 13,24-27) et attendue des croyants en lui (voir Ph 3,20). Comment ne pas nous souvenir que les premiers chrétiens, en araméen, acclamaient Jésus comme Seigneur, en répétant dans leurs liturgies: « Marana tha », « viens, Seigneur! » (1Co 16,22)?
Oui, la venue du Seigneur Jésus dans la gloire sera l'accomplissement définitif de toute son aventure dont nous avons entendu le récit à travers l'hymne aux Philippiens. Et la foi chrétienne nous fait attendre avec vigilance que le Seigneur achève ce dessein d'amour lors de son Jour. C'est pourquoi nous acclamons Jésus comme le Seigneur, avec toute l'Église, son Épouse, qui exclame avec l'Esprit: « Viens, Seigneur, viens bientôt! » (voir Ap 22,17.20).
Enzo Bianchi
Prieur de Bose