Conférence finale du métropolite Kallistos Ware
Les deux collines du Thabor et du Golgotha
Il est temps maintenant de revenir à notre question première : de quelle manière la gloire du Christ transfiguré sur la montagne - la gloire de la Trinité, la gloire du Logos incarné, la gloire de la personne humaine, la gloire de la création tout entière -, de quelle manière donc cette gloire nous permet-elle de comprendre le mystère de la souffrance ? Comment nous aide-t-elle à répondre aux angoisses, aux colères et au désespoir de nos frères et sœurs à Beslan ou au Soudan, à ce que nous ressentons face à ces tragédies ici à Paris ou dans ma ville d’Oxford ? C’est très bien, me direz-vous, de parler de la gloire du Buisson ardent qui nous entoure, mais comment pouvons-nous faire de ces beaux mots une réalité vivante ?
Une réponse, ou du moins le début d’une réponse, commence à émerger lorsque nous considérons le contexte dans lequel la transfiguration du Christ a lieu. Qu’est-ce qui, dans le récit évangélique, vient avant la Transfiguration, et qu’est-ce qui vient après ?
On trouve, dans les trois Évangiles synoptiques - Matthieu, Marc et Luc - la même séquence événementielle. D’abord, sur la route de Césarée de Philippe, Pierre fait sa confession de foi, décisive : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16). Jésus continue en prédisant sa passion à venir, sa mort et sa résurrection (Mt 16, 21). Pierre est scandalisé, mais le Christ le réprimande et souligne que non seulement Lui, mais tous ceux qui désirent être ses disciples, sont appelés à suivre la voie de la souffrance volontaire : « Alors Jésus dit à ses disciples : “Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive” » (Mt 16, 24). Être disciple signifie porter sa croix. Ensuite, le Christ annonce qu’Il viendra dans la gloire (Mt 16, 28). Immédiatement après cela, arrive le récit de la Transfiguration : « Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les emmène, à l’écart, sur une haute montagne » (Mt 17, 1).
Cette séquence narrative de l’Évangile n’est pas simplement une juxtaposition aléatoire ; elle exprime, au contraire, une interdépendance vitale et absolument essentielle sur le plan spirituel.
D’abord - c’est très évident -, la Transfiguration avalise la confession de foi de Pierre : Jésus, en effet, n’est pas seulement le Fils de l’homme, Il est aussi le « Fils du Dieu vivant ». Le Thabor confirme la proclamation, par Pierre, de la divinité du Christ. Mais la Transfiguration doit être aussi comprise à la lumière de la suite du dialogue sur la route de Césarée de Philippe. Ce n’est pas un hasard, en effet, si notre Seigneur parle de sa Passion et de la vocation universelle à porter sa croix juste avant la révélation de sa gloire divine sur le Thabor. Il tient, au contraire, à souligner le lien essentiel - dans son économie rédemptrice - entre la gloire et la souffrance.
Ainsi, le contexte de la Transfiguration nous suggère une voie possible pour approcher le mystère de la souffrance innocente. La gloire et la souffrance sont indissociables dans l’œuvre salvatrice du Christ. Le Thabor et le Golgotha sont fortement liés. La Transfiguration ne peut être réellement comprise qu’à la lumière de la Croix, de même que la Croix ne peut être réellement comprise qu’à la lumière de la Transfiguration et de la Résurrection.
Plus nous entrons profondément dans le récit évangélique, et plus cela devient clair. Qui sont, en effet, les trois disciples qui accompagnent Jésus au sommet de la montagne ? Ce sont Pierre, Jacques et Jean. Et qui sont les trois disciples présents au jardin de Gethsémani ? Ce sont exactement les trois mêmes : Pierre, Jacques et Jean (Mt 26, 37). On peut avancer que si les mêmes trois apôtres étaient présents dans les deux cas, c’est parce qu’ils étaient les disciples les plus proches de Jésus, une sorte de cercle intérieur parmi les douze. Certes, mais en même temps, il y a un sens plus profond qu’il convient de trouver. De même que le Christ ne parle pas par hasard de la nécessité de porter sa croix juste avant sa Transfiguration, de même ce n’est pas un hasard si les mêmes trois disciples sont présents à la fois au sommet du Thabor et à l’agonie du Christ à Gethsémani. Témoins de sa gloire incréée, ils sont aussi témoins de son angoisse la plus profonde.
Demandons-nous, maintenant, de quoi discutent Moïse et Élie avec le Christ, alors qu’ils se trouvent avec Lui dans l’éclat du Thabor ? Selon saint Luc, ils ne parlent de rien d’autre que de son prochain « exode » à Jérusalem, de sa mort imminente sur la Croix (Lc 9, 31). N’est-ce pas étonnant ? Enveloppés dans la lumière de l’éternité, ils parlent non pas de la félicité transcendante du Royaume des cieux, mais de la kénose sacrificielle de la Crucifixion. Cela constitue une indication exacte de la manière dont la Transfiguration doit être comprise à la lumière de la Crucifixion, et, réciproquement, comment la Crucifixion doit être comprise à la lumière de la Transfiguration. Oui, une Croix est plantée au sommet du Thabor ; et, de la même manière, nous pouvons et devons discerner la présence de la lumière incréée derrière le voile du Christ crucifié et de la chair ensanglantée sur le Golgotha. La gloire et la souffrance sont deux aspects d’un seul et même mystère, indivise. Saint Paul l’affirme bien : « Ils ont crucifié le Seigneur de gloire » (1 Co 2, 8) : le Christ est autant Seigneur de gloire quand Il meurt sur la Croix que quand Il est transfiguré sur le Thabor.
Ce syndrome du « Thabor-Golgotha », ainsi que l’on pourrait le qualifier, se retrouve dans les textes liturgiques du 6 août. Ainsi, les deux premiers stichères des grandes vêpres, qui décrivent le moment de la Transfiguration, commencent, d’une manière signifiante, par ces mots : « Avant ta Crucifixion, ô Seigneur. » Dans le même esprit, aux matines, le premier stichère des laudes débute par ces mots : « Avant ta précieuse Croix et ta Passion... » Le lien entre la Transfiguration et la Crucifixion est souligné de la même manière dans le kondakion de la fête : « Tu t’es transfiguré sur la montagne, ô Christ notre Dieu, laissant tes disciples contempler la gloire autant qu’ils le pouvaient, de sorte que, te voyant crucifié, ils puissent savoir que ta souffrance était volontaire... »
Il convient donc que les disciples du Christ, au moment de la Crucifixion, se souviennent de la théophanie sur le Thabor et qu’ils comprennent que le Golgotha est également une théophanie. La Transfiguration et la Passion doivent être comprises dans les termes l’une de l’autre, et également, bien sûr, dans les termes de la Résurrection.
Nous venons de voir ce qui arrivait juste avant la Transfiguration ; regardons maintenant ce qui se passe immédiatement après. Dans les trois Évangiles synoptiques - Matthieu, Marc et Luc -, on retrouve une fois de plus la même séquence événementielle. En descendant de la montagne avec le Christ, les trois disciples sont confrontés tout de suite à une scène de trouble et de détresse : un enfant malade souffrant de crises épileptiques ; un père qui crie dans l’angoisse : « Je crois, viens en aide à mon peu de foi » ; les autres disciples, perplexes et incapables de l’aider (Mt 17, 14-18 ; Mc 9, 14-27).
Une fois de plus, il ne s’agit pas d’une juxtaposition aléatoire. Pierre souhaite rester sur le sommet de la montagne, en y construisant trois tentes, trois tabernacles pour prolonger la vision (Mt 17, 4). Mais Jésus ne le permet pas : Il tient à ce qu’ils redescendent tous dans la plaine. Le sens est clair : nous participons à la grâce de la Transfiguration non en nous isolant de la souffrance du monde, mais en nous y impliquant. Notre vie quotidienne est transfigurée précisément dans la mesure où, chacun selon sa propre situation, nous partageons la souffrance, la solitude et le découragement de celles et ceux autour de nous.
Tel est le lien entre la gloire sur le mont Thabor et l’angoisse et le désespoir du monde ; tel est le message du Sauveur transfiguré à la race humaine plongée dans la souffrance ; telle est la signification de la Transfiguration pour le monde contemporain. Toutes choses sont susceptibles d’être transfigurées, mais une telle transfiguration n’est possible qu’à travers le port de la Croix. C’est ce que l’Église orthodoxe proclame chaque dimanche aux matines : « Voici que, par la Croix, la joie est venue dans le monde entier. »
Par la Croix : oui, il n’y a pas d’autre chemin. Pour le Christ lui-même, pour tous ceux qui cherchent à être membres de son Corps, le gloire et la souffrance vont de pair. Dans notre vie, comme dans celle du Christ, les deux collines du Thabor et du Golgotha constituent un seul et même mystère. Être chrétien, c’est participer à la fois et en même temps, d’une part à la kénose et au sacrifice de la Croix, d’autre part à la grande joie de la Transfiguration et de la Résurrection. Nous sommes présents avec le Christ dans la gloire du sommet de la montagne, nous sommes aussi présents avec Lui à Gethsémani et au Golgotha.
« Le paradoxe de la souffrance et du mal », dit le philosophe russe Nicolas Berdiaeff, « se résout dans l’expérience de la compassion et de l’amour ». Cela est vrai non seulement de nous-mêmes, mais du Dieu incarné. Notre Dieu est un Dieu engagé. Il ne donne pas une réponse verbale à la question d’Ivan Karamazov ; sa réponse s’exprime dans la vie, à travers sa compassion, à travers sa participation à notre souffrance, à travers son amour souffrant. Sa transfiguration est pour nous une source de guérison, précisément parce qu’elle est non pas une manière d’échapper au mal et à l’aliénation du monde déchu, mais un engagement inconditionnel au sein même de ces réalités douloureuses. La Transfiguration conduit à la Croix, et la Croix mène à la Résurrection : c’est là que se trouve notre indéfectible espérance.
Le titre de cette conférence était : « La transfiguration du Christ et la souffrance du monde ». Elle aurait aussi pu s’intituler : « La souffrance du Christ et la transfiguration du monde ». Oui, Dostoïevski a raison : « La beauté sauvera le monde. » Mais Isaïe aussi a raison quand il dit : « Certainement, ce sont nos souffrances qu’Il a portées, ce sont nos douleurs dont Il était chargé » (Is 53, 4). La beauté qui sauve le monde est, en fait, la beauté incréée qui rayonne du Thabor ; mais cette même beauté incréée se manifeste tout autant dans le sacrifice de la Croix. La transfiguration du Christ ne nous permet pas de nous évader de toute souffrance, mais elle rend notre souffrance porteuse de vie et créatrice. Souvenons-nous des mots, si forts, de l’apôtre Paul : « Pour nous qui allons mourir, et nous voilà vivants ; [...] pour nous qui sommes tristes, et nous voilà toujours joyeux » (2 Co 6, 9-10).
Kallistos Ware