Conférence d'ouverture du prieur de Bose
3. La nuée de l'Esprit et la voix du Père
Tandis que Pierre parle, voici que survient « une nuée qui les prit sous son ombre, et une voix partit de la nuée: “Celui-ci est mon Fils bien-aimé; écoutez-le” » (Mc 9,7). Sur le fond de notre récit se trouve toujours celui de la théophanie adressée à Moïse sur le Sinaï: alors qu'il se tenait là, une nuée couvrait la haute montagne(voir Ex 19,16; 20,21; 24,15; etc.), une nuée symbole de la Présence de Dieu, signe du Dieu qui s'est abaissé, qui s'est approché des hommes, et qui demeure toutefois caché, Saint, séparé du monde. Cette nuée qui, sur la montagne, indiquait la Demeure de Dieu (voir le verbe shakan, d'où dérive Shekinah) passa sur le tabernacle construit par Moïse dans le désert (voir Ex 40,34-35) et, à l'heure de la dédicace du Temple, remplit le Saint (voir 1R 8,10-12). Cette nuée est donc la Présence de Dieu, que la tradition rabbinique interprète comme Présence moyennant l'Esprit saint; c'est la gloire même de Dieu. L'introït de la messe latine affirme d'ailleurs avec justesse: « L'Esprit saint apparut dans la nuée lumineuse et la voix du Père résonna »…
Dans l'événement de la transfiguration, la Shekinah vient témoigner du fait que Dieu est présent et qu'il projette son ombre sur les personnages de cet événement. Nous sommes face à un oxymoron: c'est une « nuée lumineuse », comme le spécifie Matthieu, qui poutant fait de l'ombre (voir Mt 17,5); la précision de Matthieu sera chère à la tradition chrétienne précisément en tant que définition de la connaissance et de la vision de Dieu… Voilà donc la réponse aux paroles de Pierre: non pas trois tentes faites de main d'homme, mais une nuée, la Shekinah de Dieu. Voici la réalité ultime et définitive: non plus une tente, non plus un temple, non plus un Saint des saints, mais la Shekinah; la Demeure-Présence de Dieu est en Jésus Christ, lui qui est Demeure, Temple, Présence! Selon le quatrième évangile, Jésus dira à la Samaritaine: « Femme, l'heure vient –et c'est maintenant – où les véritables adorateurs adoreront le Père en Esprit (c'est-à-dire dans l'Esprit saint) et en vérité (qui est Jésus Christ) » (Jn 4,23)…
Et de la nuée de la Présence de Dieu, voici venir la voix du Père, la parole de Dieu lui-même. Jésus avait déjà écouté cette parole du Père au moment du baptême, lors de l'immersion reçue des mains de Jean-Baptiste; les cieux alors s'étaient ouverts et la voix avait déclaré à Jésus seul: « Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute ma faveur » (Mc 1,11; Mt 3,17). De fait, la voix du Père avait alors répété les mots prononcés sur le Serviteur du Seigneur: « Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu, en qui mon âme se complaît » (Is 42,1), attestant que le Fils de Dieu est le Serviteur du Seigneur. Désormais c'est aux trois disciples que cela est annoncé, parmi lesquels on trouve Pierre, qui peu auparavant s'était adressé à Jésus en l'appelant « Rabbi, Maître » (Mc 9,5). Celui que les disciples avaient suivi, s'impliquant dans sa vie, celui qu'ils avaient écouté et vu agir comme Maître, Prophète, Messie, est révélé par le Père comme le « Fils bien-aimé » et comme le « Serviteur du Seigneur ». Oui, à travers la révélation du Père, Jésus apparaît tout à la fois comme le Messie intronisé du Psaume 2 (« Tu es mon Fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré »: Ps 2,7) et comme le Serviteur que Dieu présente à Israël au travers du prophète Isaïe (voir Is 42,1-9).
On se trouve ici au croisement des différentes attentes messianiques d'Israël: celle d'un Messie royal, celle d'un Messie prophétique, celle d'un Messie eschatologique. Voilà pourquoi peut désormais résonner l'invitation : « Écoutez-le! », qui est l'écho de la parole de Dieu concernant le prophète eschatologique (voir Dt 18,15) mais aussi celui du Shema': « Écoute, Israël… » (Dt 6,4). Désormais l'écoute de Dieu lui-même est écoute du Fils, de la Parole vivante de Dieu! Moïse et Élie, la Loi et les prophètes, cèdent la place à Jésus après lui avoir rendu témoignage, parce que c'est lui dorénavant qui incarne l'exégèse du Père (exeghésato: Jn 1,18). C'est lui, Jésus, qui peut dire en vérité qui est Dieu et l'évangéliser, le rendre bonne nouvelle pour tous les hommes; le commandement de Dieu le Père: « Écoutez-le! », signifie que Jésus est le Lógos, la Parole définitive…
Mais la vision s'estompe, et Jésus se trouve à nouveau complètement « seul » dans le quotidien humble de la nature humaine (voir Mc 9,8 et par.). Puis « comme ils descendaient de la montagne, Jésus ordonna aux trois disciples de ne raconter à personne ce qu'ils avaient vu, si ce n'est quand le Fils de l'homme serait ressuscité d'entre les morts (Mc 9,9). La révélation a été extraordinaire, mais doit rester couverte de silence, pour que le secret messianique ne soit pas révélé avant l'heure de la résurrection. Or les disciples, toujours victimes de leur étourdissement, du manque de foi, se demandent ce que peut signifier « ressusciter d'entre les morts » (Mc 9,10)…